Promesse avait été faite aux algériens appelés à combattre les nazis pour libérer la France : «Aidez-nous à libérer la France, vous aurez votre liberté». Ils sont partis par milliers combattre les nazis aux côtés des français et beaucoup n'en revinrent jamais. La fin de la guerre fut le début d'un rêve algérien écrasé par une répression sanglante au cours d'une manifestation populaire non-violente d'algériens réclamant leur indépendance. |
histoire Pour que l'autre 8 mai 1945 ne soit pas oublié
Le jour même
Kateb Yacine Lorsque les journaux d'Alger sortent des presses le 17 mai 1945, ils ne savent pas encore que de jeunes lycéens du lycée Albertini, dont Kateb Yacine (quinze ans), sont en prison dans la caserne de Sétif. De cette même caserne où l'on fusille des émeutiers sont partis les libérateurs de la mère patrie dont les journaux célèbrent le retour ce même jour : « Les glorieux tirailleurs algériens qui, de l'Italie au Rhin, se sont illustrés dans cent combats, accumulant les faits d'armes et les citations, rentrent maintenant au pays dans l'euphorie de la victoire. Sous une pluie de fleurs, l'héroïque 7e RTA (régiment des tirailleurs algériens) à fait ce matin en Alger une rentrée triomphale. » Ces libérateurs - auxquels les plus hautes autorités de la République ont rendu un hommage remarqué lors des cérémonies du soixantième anniversaire du débarquement en Provence en août 2004 - découvriront l'inconcevable tragédie en regagnant leurs villages. Ce 8 mai 1945, les militants nationalistes qui organisent à Sétif et à Guelma les défilés de la victoire contre le nazisme ne sont pas dans une logique insurrectionnelle. Ils n'en ont ni l'intention ni les moyens. Ils ont par contre en échos les déclarations du général de Gaulle à Brazzaville (1) : « (...) En Afrique française [...] comme dans tous les autres territoires où des hommes vivent sous notre drapeau, il n'y aurait aucun progrès qui soit un progrès si les hommes, sur leur terre natale, n?en profitaient pas, moralement et matériellement, s'ils ne pouvaient s?élever peu à peu jusqu'au niveau où ils seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires. C?est le devoir de la France de faire en sorte qu'il en soit ainsi. » Les nationalistes ont également en mémoire la conférence de San Francisco (2) qui vient de s'ouvrir, et dont les déclarations alliées réaffirment le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. En mêlant les premiers drapeaux algériens à ceux des nations victorieuses, les manifestants pensent que ce 8 mai annonce l'ouverture d'une nouvelle ère : celle de la liberté. Ils rencontreront pour solde de tout compte les mitrailleuses. II est rapidement établi que c'est la police qui la première ouvrit le feu contre les manifestants de Sétif, à hauteur du Café de France. Et ce dont les historiens sont sûrs aujourd'hui, c'est que l'émeute qui s'ensuivit coûta la vie à 103 Européens d'Algérie. La répression à l'encontre de la population algérienne fut féroce. Elle entérina la rupture avec la France, rupture qui trouvera son prolongement le 1er novembre 1954, début de la guerre d?Algérie. Combien de morts à Sétif, Guelma, Kherrata et dans tout le Constantinois ? 5 000, 10 000, 20 000 ? Soixante ans plus tard, on ne connaît pas le nombre de victimes indigènes et les polémiques sur les chiffres révèlent l'incongruité de la question. Quant à Kateb Yacine, il échappera au peloton d'exécution et sera relâché au bout de quelques mois. II deviendra le grand poète que l?on sait et son oeuvre est étudiée dans des centaines de lycées de France. Depuis des années, nous assistons, malgré les interpellations des associations, à un silence assourdissant de l'État concernant l?autre 8 mai 1945 dans le Constantinois. Il en fut de même jusqu?à récemment pour tout ce qui touchait à la guerre d?Algérie, et particulièrement à la systématisation de la torture à l?encontre des Algériens nationalistes, ou supposés. Le seul timide début de reconnaissance - qu'il faut saluer - fut les quelques paroles de l'ambassadeur de France en Algérie. Lors d'une visite dans le Constantinois en mars dernier, il parla des massacres de Sétif comme d'une « tragédie inexcusable ». Mais pendant qu'un pas se faisait à Sétif, à l'Assemblée nationale se nouait un véritable déni de vérité, révélant que dans les inconscients était encore enfouie la mentalité du colonisateur. Ainsi, les quelques députés qui firent voter le 23 février 2005 un texte de loi concernant « la reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », trouvèrent l'occasion de consacrer dans l'article 4 « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord... ». Cet article de loi est une véritable provocation et détonne avec les propos du premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, qui déclarait à Toulon, lors des cérémonies du débarquement de Provence en août 2004, à l?adresse des Algériens :
« Nous franchissons une étape historique qui est la reconnaissance d'une histoire qui a porté sa part de blessure, de cicatrices. Il faut savoir se souvenir, il ne faut pas oublier. » En 2007, la Cité nationale de l'histoire de l'immigration ouvrira ses portes à Paris et nous sommes nombreux à nous en féliciter. Mais, comment expliquera-t-on aux lycéens qui viendront s'enrichir de l'universel les drames du colonialisme qui jalonnent l'histoire ? Comment parlera-t-on de l'immigration algérienne en France si on gomme du calendrier, la date du 17 octobre 1961 ? Comment abordera-t-on l'Afrique si l'on minimise l'histoire du commerce triangulaire et de l'esclavage ? L'éducation à la citoyenneté devrait prendre en compte les mémoires partagées et l'exigence d'une histoire commune. C'est ainsi que nous avons été parmi les premiers signataires, à l'automne dernier, du « Manifeste pour la réappropriation des mémoires confisquées » aux côtés de ces descendants d'Algériens, que l?on continue par raccourci à nommer les enfants de harkis. Publiquement, nous avons affirmé que les douleurs des autres étaient aussi les nôtres et qu'ensemble nous voulions « nous approprier notre histoire et en assumer toutes ses parts d'hombre et de lumière ». Notre propos n'est pas d'alimenter les guerres de mémoires. La démocratie ne pourra jamais se nourrir de l'occultation et l'on ne pourra pas effacer les évènements qui, hier, ont mis en contradiction les valeurs de la République et sa devise. Seule une histoire assumée permet de tisser les fils de l'avenir. Tronquée, elle est source de fracture et d'école de l'impunité. Sans elle, les descendants des populations issues des colonisations, qui sont l'objet depuis plus de vingt ans des discours intégrationnistes, demeurent suspendus à l'amnésie officielle face aux mémoires conflictuelles et douloureuses de leurs ascendants. Les guerres de mémoires et les dissimulations font le jeu des partisans des discours xénophobes dans notre pays. Ce sont ces derniers qui, depuis des décennies, jouent avec les peurs de l'étranger et stigmatisent l'immigré et ses descendants. C'est pourquoi nous affirmons que ce combat pour les reconnaissances des drames coloniaux et contre les occultations de l'histoire de France contribue au combat contre le racisme. II contribue également à la reconstruction de la dignité de millions de descendants de colonisés, dont beaucoup aujourd'hui sont des citoyens français. Cette dignité exige que l'histoire commune soit reconnue et acceptée et que l'on arrête de considérer ces millions « d'autres » comme des citoyens du « deuxième collège ». II y a dix ans, je réalisais le premier film montré en Europe sur l'autre 8 mai 1945 (3). Ce film fut diffusé, malgré les tombereaux d'insultes et de protestations des nostalgiques de « feu l'Empire français » et de la « pacification en Algérie », que l?on retrouve dans les hospices du Front national. Parmi mes cent témoins, il y avait Lounès Hanouz, ce caporal de tirailleurs algériens, revenu au pays couvert de décorations. Je me souviens de Lounès Hanouz et de son amour de cette France qu'il avait libérée et qu'il visitait lorsque ses petits moyens le permettaient. Je me souviens de ses larmes et de sa colère, un demi-siècle plus tard, à l'évocation du meurtre de ses quatre frères et de son père, jetés vivants du haut des gorges de Kherrata, par des éléments de l'armée française. Lounès Hanouz racontait que dans la bibliothèque de son père, qui fut pillée et brûlée par les milices coloniales, il y avait les œuvres complètes de Rousseau, Voltaire, Montaigne, Victor Hugo... Je me souviens enfin de ses paroles : « Ma seule compensation, c'est qu'éclate un jour la vérité et que la France reconnaisse le mal qu'elle nous à fait ! » Les voix des survivants de Sétif, Guelma, Kherrata ne sont plus que de minces filets qui vont disparaître. Mais les porteurs de cette tradition de fraternité dont nous sommes légataires grâce à la République seront encore là. Et s'il existe des lois d'amnistie pour les crimes passés, les lois d'amnésie sont pour nous inopérantes. Aussi, le traité d'amitié que voudraient signer prochainement la France et l'Algérie sera-t-il le paraphe pour le pétrole et le gaz naturel algériens ? Cela risque d'être le cas si l?on continue à taire les drames d'hier. II est donc temps que nos gouvernants reconnaissent dans un acte fort et officiel la tragédie de Sétif, Guelma, Kherrata... Cette parole, loin d'être une repentance, permettrait enfin d'entrouvrir les portes du respect et de la dignité que l?on refuse aux Français issus des multiples péripéties de la colonisation. Ne pas occulter l'autre 8 mai 1945 serait un acte fondateur et de justice qui jetterait les bases d?une véritable réconciliation. Ne pas occulter l'autre 8 mai 1945 permettrait de bâtir, sans arrière-pensée, une véritable fraternité entre les peuples des deux rives de la Méditerranée. La justice et la fraternité... Résolument. Mehdi Lallaoui (*) (*) Réalisateur, président de l'association
AUTRE TEMOIGNAGE Le 8 mai 1945, à Sétif, les nationalistes algériens du PPA (Parti du peuple algérien, interdit) de Messali Hadj (en résidence surveillée) et des AML (Amis du Manifeste et de la liberté) de Ferhat Abbas organisent un défilé pour célébrer la chute de l’Allemagne nazie. Les drapeaux alliés sont en tête. Soudain, pancartes et drapeau algérien sont déployés. Les pancartes portent les slogans « Libérez Messali », « Vive l’Algérie libre et indépendante », « A bas le fascisme et le colonialisme ». Bouzid Saal refuse de baisser le drapeau algérien qu’il porte ; il est abattu par un policier. Cela déclenche l’émeute. Les Algériens qui fuient sous les coups de feu des policiers agressent à leur tour les Européens qu’ils rencontrent. Partout résonne l’appel à la révolte. A 13 heures le couvre-feu est instauré et l’état de siège décrété à 20 heures. L’armée, la police et la gendarmerie sillonnent les quartiers arabes. La loi martiale est proclamée, et des armes sont distribuées aux Européens. La répression sera terrible. Le même jour, à Guelma (est de Constantine), la manifestation pacifique organisée par les militants nationalistes, drapeaux algériens et alliés en tête, est arrêtée par le sous-préfet Achiary. La police tire sur le cortège : quatre morts algériens (aucun européen). Achiary décrète le couvre-feu, et fait armer la milice des colons. Cette milice se livre à un véritable pogrom contre la population musulmane. « Je voyais des camions qui sortaient de la ville et, après les intervalles de dix à quinze minutes, j’entendais des coups de feu. Cela a duré deux mois ; les miliciens ramassaient les gens partout pour les tuer. Les exécutions se faisaient surtout à Kef-El-Boumba et à la carrière de Hadj M’Barak ». Des centaines de musulmans de Guelma furent fusillés sans jugement. L’écrivain Kateb Yacine était collégien à l’époque ; témoin oculaire des évènements de Sétif, il écrit :
L’insurrection va se propager avec la nouvelle de la répression dans toute la région de Sétif, Guelma, Kherrata, Djidjelli. La répression a été impitoyable et souvent aveugle La répression, conduite par l’armée française, mais aussi par des milices européennes déchaînées, sera d’une incroyable violence : exécutions sommaires, massacres de civils, bombardements de mechtas en bordure de mer par des bâtiments de guerre ... Le bilan ne pourra jamais être établi. Le comble de l’horreur est atteint lorsque les automitrailleuses font leur apparition dans les villages et qu’elles tirent à distance sur les populations qui fuient vers les montagnes. Les blindés sont relayés par les militaires arrivés en convois sur les lieux. De nombreux corps n’ont pu être enterrés ; ils sont jetés dans les puits, dans les gorges de Kherrata. Des miliciens utilisent les fours à chaux pour faire disparaître des cadavres. Saci Benhamla, qui habitait à quelques centaines de mètres du four à chaux d’Héliopolis, décrit l’insupportable odeur de chair brûlée et l’incessant va-et-vient des camions venant décharger les cadavres, qui brûlaient ensuite en dégageant une fumée bleuâtre. À Kef-El-Boumba, « j’ai vu des Français faire descendre d’un camion cinq personnes les mains ligotées, les mettre sur la route, les arroser d’essence avant de les brûler vivants . » L’armée organise des cérémonies de soumission où tous les hommes doivent se prosterner devant le drapeau français et répéter en choeur : « Nous sommes des chiens et Ferhat Abbas est un chien ». Certains, après ces cérémonies, étaient embarqués et assassinés.
Le nombre de victimes Le nombre de victimes algériennes reste encore aujourd’hui impossible à établir mais on peut l’évaluer à plusieurs dizaines de milliers de morts. Le consul général américain à Alger parlera de 40 000 morts. Les Oulémas plus proches du terrain, avanceront le chiffre de 80 000 morts. Selon l’historienne Annie Rey-Goldzeiguer, « la seule affirmation possible, c’est que le chiffre dépasse le centuple des pertes européennes et que reste, dans les mémoires de tous, le souvenir d’un massacre qui a marqué cette génération ». Après les massacres La barbarie qui s’est déployée à la suite des manifestations du 8 mai 1945 à Sétif et à Guelma marque un tournant dans l’histoire de la lutte nationaliste. Le fossé entre Algériens et Européens ne sera plus jamais comblé. Dans l’immédiat la répression s’abat encore un peu plus sur la direction du mouvement nationaliste. Pour les militants du PPA, le colonialisme a montré son vrai visage. Le temps de la « Révolution par la loi » est révolue et doit faire place à la « Révolution par les armes ». Pour de nombreux militants nationalistes comme Lakhdar Bentobbal, futur cadre du FLN, le 8 mai 1945 symbolise la prise de conscience que l’engagement dans la lutte armée reste la seule planche de salut. C’est à la suite des événements du 8 mai que Krim Belkacem, l’un des six fondateurs « historiques » du FLN, décide de partir au maquis.
GUELMA |